Ce n’est rien de moins que le débat actuel concernant l’application de la loi de 2017 sur l’obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres [1]) ! Cette loi a été adoptée après l’effondrement dramatique en 2013 de l’immeuble Rana Plaza au Bangladesh, lequel avait causé le décès de 1134 personnes et fait plus de 2500 blessés. Ce drame avait mis en lumière les conditions déplorables dans lesquelles les ouvriers des entreprises sous-traitantes de grandes enseignes textiles internationales, y compris françaises, travaillaient pour fabriquer les vêtements ensuite revendus en Europe et en France.
Avec la loi de 2017, la volonté du législateur était clairement d’obliger les grandes entreprises à être plus exigeantes quant aux conditions de travail des employés de leurs sous-traitants et fournisseurs, y compris lorsque ceux-ci sont dans des pays lointains plus difficiles à contrôler. Pour ce faire, la loi a introduit une responsabilité spécifique des entreprises donneuses d’ordre qui emploient plus de 5000 salariés en France ou plus de 10.000 salariés hors de France en les obligeant à mettre en place un plan de vigilance comportant des « mesures propres à identifier les risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société », de ses filiales, de ses sous-traitants ou fournisseurs.
Si ce texte de loi était ambitieux, sa mise en œuvre par les entreprises est restée relativement discrète dans un premier temps.
C’était, cependant, sans compter sur l’activisme des ONG qui y ont vu un moyen efficace de contraindre les entreprises à revoir à la hausse leurs ambitions de protection des droits humains, de la santé et de la sécurité des personnes et de l’environnement. Les ONG se sont emparées des rapports sur la mise en place du devoir de vigilance publiés par de grandes entreprises comme Total, Yves Rocher ou Casino pour s’assurer de l’exhaustivité de la cartographie des risques et de la solidité des mesures de prévention adoptées. Pour certaines comme La Poste, ce sont même les syndicats de salariés qui se sont saisis de cette question.
Surtout, dans un certain nombre de cas, cela a abouti à une assignation des entreprises en raison de l’insuffisance supposée de leur plan de vigilance. C’est ainsi que Total Energie a été assignée en octobre 2019 par plusieurs associations dont « Les Amis de la terre ».
Mais que se joue-t-il derrière ces procédures ? Et pourquoi un développement rapide de ce type de contentieux ?
Ce qui se joue, pour tous, entreprises comme ONG, c’est la définition exacte de l’étendue du devoir de vigilance des entreprises et des impacts concrets de cette définition en termes d’organisation des chaines d’approvisionnement et des indicateurs de suivi à mettre en place pour remplir l’obligation de vigilance.
Où les entreprises doivent-elles concrètement mettre le curseur ?
Aujourd’hui, comme l’a souligné le tribunal judiciaire de Paris dans son jugement des référés du 28 février 2023 dans l’affaire Total Energie, le décret d’application de la loi de 2017 n’a toujours pas été adopté et les entreprises sont donc dans le flou : elles n’ont aucun référentiel pour pouvoir évaluer le caractère suffisant ou non de leur plan de vigilance au regard de leurs obligations légales.
Ce qui est certain en revanche, c’est que le débat qui se joue aujourd’hui reflète des attentes sociétales très fortes sur cette question qui se traduisent par la multiplication des textes sur la responsabilité sociétale des entreprises (loi Climat Résilience, Directive CSRD…).
En tout état de cause, la question de l’étendue de l’obligation de vigilance des entreprises pourrait bien être tranchée autrement que par le Tribunal judiciaire de Paris dans son futur arrêt sur le fond de l’affaire Total (surtout si presque 4 années sont nécessaires comme pour rendre son jugement en référé !). En effet, un projet de directive européenne sur le devoir de vigilance est en cours d’adoption (resource.html (europa.eu)) Si ce projet s’inspire fortement de la loi française, il a voulu en prévenir les faiblesses. Aussi, prévoit-il la mise en place d’une autorité indépendante qui aura pour mission de contrôler la bonne mise en place des plans de vigilance par les entreprises comme ce qui existe aujourd’hui en matière de corruption (l’agence française anticorruption a la charge de s’assurer de la bonne mise en œuvre par les entreprises concernées d’un programme de prévention de la corruption).
Par ailleurs, la future généralisation par la directive de la mise en place d’un plan de vigilance par les plus grandes entreprises européennes pourrait également être un moyen de vérifier si la théorie du ruissellement fonctionne en la matière. En ayant une obligation de vigilance sur l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, les grandes entreprises européennes répercuteront logiquement cette obligation sur leurs partenaires de plus petite taille non soumis à une telle obligation. On le sait, l’Agence française anticorruption a déjà fait ce pari en incitant toutes les entreprises, même celles qui sont trop petites pour avoir l’obligation de mettre un plan de lutte contre la corruption, d’adopter un certain nombre de mesures de prévention.
Et s’il s’avère que la théorie du ruissellement fonctionne, les ONG ne pourront que s’en féliciter !
Alice Blanchet est directrice Juridique et Conformité - Chief Legal and Compliance Officer chez GLS France
Notes
[1] (LOI n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (1) - Légifrance (legifrance.gouv.fr)